La concertation multi-acteurs était motivée par le fait que l’exploitation forestière illégale dans le Mbam-et-Kim a pris des proportions effarantes au point de se généraliser et devenir un effet de mode. Entre 2001 et 2023, les hotspots (épicentres) de dégradation du couvert forestier ont été observés à Ngambe-Tikar, Yoko, Mbam-et-Inoubou, Makenene, Ndikinimeki et Mbangassina, à base de dénonciations, d’images satellitaires et d’analyse en ligne du couvert forestier. « Il faut préciser qu’il ne s’agit pas forcément de l’exploitation illégale. Ça peut aussi être des mauvaises pratiques comme les feux de brousse, l’agriculture itinérante sur brûlis qui contribuent à dégrader la forêt », dixit Achille Wankeu, expert forestier et chargé de projets au CED. En presque 20 ans, le Mbam-et-Kim a perdu 92 939,3 ha tandis que le Mbam-et-Inoubou en a perdu 24 654,7 ha. Ce qui est alarmant, a-t-il soutenu.
Exploitation illégale à engins lourds, signe de complicités inavouées
En outre, l’on a affaire à une exploitation illégale à engins lourds. « Ce n’est pas le premier venu qui vient avec sa scie. Ce sont des gens qui ont de gros moyens et qui s’installent avec des complicités internes. Le mode opératoire est tout tracé : on travaille de nuit et rapidement pour passer inaperçu », décrit M. Wankeu. Les unités forestières d’aménagement (UFA) ne sont pas épargnées. Selon des images datant d’avril dernier, la Société d’exploitation des Etablissements de Fombelle (SEEF), société forestière, a dénoncé des exploitations faites à la scie et sans marquages au sein de l’UFA 08-002.
L’axe routier Ntui-Yoko est stratégique en termes de bois illégal avec notamment des camions qui emploient des méthodes peu orthodoxes pour se dissimuler et d’échapper aux contrôles. Quand ce ne sont pas des chargements de bois qui sont non marqués à Ndjolé, c’est le fleuve Mbam qui sert de voie d’évacuation pour le marché du sciage ou encore des points de stockage temporaire identifiés dans le village Nyem. Le CED ajoute que la majorité de ces points de chute sont des scieries de nationalité vietnamienne pour la plupart, quand elles ne sont pas asiatiques. Pour ce qui est des zones de stockage et des itinéraires d’évacuation, le bois est principalement évacué à Yaoundé et Douala, renseigne le CED.
256 millions de F perdus chaque année suite à la non-perception de la taxe d’abattage
Suite au prélèvement sélectif des essences, les exploitants forestiers illégaux/véreux ciblent principalement le pachy, le tali, le bubinga, l’iroko, l’ayous et le kotibé. Là où le bât blesse, ce sont les pertes financières engendrées par l’exploitation forestière illégale. Sur la base de l’observation de 300 camions par mois, le CED a réalisé que le volume total de bois par mois est estimé à 7500 mètres cubes, pour une taxe d’abattage non perçue de 28,5 millions de F par mois. En faisant une extrapolation sur une année, les pertes financières annuelles en saison sèche sont de 171 millions de F et en saison pluvieuse de 85,5 millions de F. Au finish, les pertes annuelles se chiffrent à 256 millions de F.
Les impacts écologiques et environnementaux de l’exploitation illicite des bois ne sont pas en reste. L’on assiste à la destruction/perte de la biodiversité du fait d’une forte exploitation illicite et du prélèvement sélectif. Les essences exploitées se font de plus en plus rares dans la zone d’exploitation. Sur la faune sauvage, la coupe et le débardage éclaircissent les forêts et laissent des surfaces pénétrables et des sentiers, qui facilitent l’entrée des braconniers et l’installation de campements. Au niveau local, l’inflation dicte sa loi, lentement mais sûrement, car les plantations qui fournissent la base de l’alimentation sont délaissées au profit d’activités illicites mais plus lucratives liées à l’exploitation du bois.
Le Mbam-et-Kim, un « scandale écologique » à protéger
Le fait d’organiser un atelier d’échanges multi-acteurs sur la problématique de la chaîne de légalité des produits forestiers ligneux et non-ligneux dans le département du Mbam-et-Kim n’est pas un fait du hasard. De sources officielles, c’est le quatrième plus grand département du Cameroun du point de vue de sa superficie de 25 906 km², après le Mayo-Rey, la Boumba-et-Ngoko et le Haut-Nyong. Au point où M. Achille Wankeu déclare que ce département qui est « particulier » c’est à peu près trois fois et demi le Mbam-et-Inoubou, à peu près deux fois et demi la Haute-Sanaga, 87 fois le Mfoundi et huit fois et demi la Lékié. Le Mbam-et-Kim regorge également une diversité exceptionnelle en termes de richesses forestières et fauniques (buffle, chimpanzé comme espèces emblématiques). Toutefois, la zone ne bénéficie pas de moyens particuliers pour le suivi de ces ressources, déplore Achille Wankeu du CED.
En expliquant la cartographie forestière de la zone, le délégué départemental des Forêts et Faune, Colonel Richard Hyacinthe Nguibourg King, explique qu’on a affaire à des zones de galerie forestière pour la plupart, parce que le massif forestier n’est pas continu. L’on y retrouve à la fois des zones de forêts à forte concentration, à moyenne concentration et à faible concentration et beaucoup de zones de savane. Il ajoute, chiffres à l’appui l’existence de sept UFA réparties en 10 blocs sur 365 431 hectares et une trentaine de forêts communautaires. Le département concentre par ailleurs la majorité des titres forestiers de la région du Centre-Cameroun, le parc national de Pem et Djim (97 440 ha) et une partie du parc national du Mbam et Djerem.
L’incontournable place du chef traditionnel dans la préservation durable des ressources
Au moment où le Cameroun renforce son dispositif de gestion durable des ressources forestières, l’on observe un changement de paradigme. « Par le passé, on avait tendance à négliger les acteurs locaux dans la gestion durable. Aujourd’hui, on veut renverser cette tendance. Ce qui fait que les populations locales sont désormais au centre de la gestion durable de tous les produits forestiers ligneux et non-ligneux, voire au niveau de la gestion faunique », souligne à grands traits M. Nguibourg King, délégué départemental des Forêts et Faune. « Comme dans toute tradition africaine, les populations africaines ont à la tête un chef, nous avons jugé utile d’inviter les chefs traditionnels qui sont des acteurs du terrain, afin qu’au niveau de l’administration, nous puissions recenser leurs requêtes, faire des propositions à la hiérarchie de manière à ce qu’on peut asseoir une collaboration saine qui va permettre à ce que nous ayons une gestion durable gagnant-gagnant. Autant la ressource est préservée pour le bien des populations locales, elle contribue au PIB camerounais, l’administration forestière pourra être honorée d’avoir rempli certains de ses objectifs et nous allons contribuer à la restauration pour freiner l’avancée du changement climatique », soutient davantage notre interlocuteur.
Dans la même lancée, le RecTrad reste en éveil. « Nous autres autorités traditionnelles, sommes en train de voir comment est-ce qu’ensemble, nous pouvons, aux côtés de l’administration, préserver cette biodiversité, la gérer durablement de manière à préserver non seulement nos valeurs culturelles, nous permettre de contribuer à faire nos rites et rituels mais voir comment est-ce que cela peut être rentable économiquement pour nos communautés », fait savoir Sa Majesté Bruno Mvondo, président du RecTrad. Selon ce dernier, sensibiliser les chefs traditionnels et demander leur point de vue, c’est aller à la source des problèmes, connaître leurs réalités, leurs difficultés et apporter une solution qui ira jusqu’à la base. Dans la chefferie de 3e degré de Mendjanvouni, arrondissement de Yoko, les lignes bougent déjà. « Nous avons essayé de prendre le taureau par les cornes en organisant les comités paysan-forêt dans notre localité. Nous avons constitué deux groupes : l’un qui s’occupe exclusivement du pâturage et des problèmes de savane et l’autre en charge de la forêt. Il y a une vigilance accrue pour empêcher ces forestiers qui viennent dévaster et massacrer nos forêts sans tenir compte de ces produits ligneux », confie Sa Majesté Michel Ambahe. En perspective, « les chefs traditionnels de Yoko et de Ntui réfléchissent pour des propositions au secteur privé, à l’administration, aux organisations de la société civile, aux partenaires techniques et financiers divers pour résoudre cette équation qui n’a pas d’inconnu », martèle S.M. Bruno Mvondo.
Enjeux et défis d’un marché intérieur du bois
Face à l’exploitation forestière illégale, les parties prenantes impliquées dans la lutte ne se découragent pas. Au contraire ! Considérant le fait que l’activité causse un préjudice au couvert végétal, les pouvoirs publics sont au front. Certaines campagnes sont initiées comme à l’occasion de la Journée mondiale de l’arbre, pour mobiliser tous les acteurs de la chaîne au processus de remplacement de la ressource, à travers les opérations de planting des arbres. L’idée partagée par le CED est de faire en sorte que les générations futures puissent bénéficier des efforts consentis par l’administration.
Parmi les recommandations faites pour rendre la chaîne d’approvisionnement plus transparente, le marché intérieur du bois a été mentionné. « Ntui en bénéficie déjà et c’est une très bonne initiative pour commencer à résoudre l’accès à la ressource par le citoyen lambda », déclare M. Nguibourg King. Une réflexion, poursuit-il, a été engagée pour appuyer également d’autres communes comme celles de Yoko et Ngambè-Tikar à accélérer leurs projets de création du marché intérieur de bois. D’après Achille Wankeu, il y a un ensemble d’acteurs qui opèrent principalement dans l’informel et qui doivent être canalisés dans les circuits formels. « Il est question de les sensibiliser déjà à une exploitation durable, de leur trouver un circuit afin que ce bois soit légal. Il y a des possibilités de commercialisation du bois à l’intérieur du pays qui ne sont pas à négliger », propose l’expert forestier en activité au CED.
Les fonds alloués par WRI visent à rendre l’activité d’exploitation forestière durable
En tant que partenaire financier, World Resources Institute (WRI) veille à ce que les fonds alloués par l’Union européenne (UE) dans le cadre du Fonds européen de développement soient axés vers le développement, le développement durable surtout. « Les actions du CED et du RecTrad sur le terrain visent à regarder ce qu’il faut faire pour que ces forêts puissent davantage changer les conditions de vie des populations », confie le directeur de l’initiative Open Timber Portal pour le Bassin du Congo à World Resources Institute Africa, Dr. Achille Djeagou Tchoffo. Deux cadres de travail structurent la mise en œuvre de ce projet : la SND-30 dans laquelle il est inscrit que le secteur forestier est un pilier fondamental et la nécessité de contribuer à la formalisation du secteur informel.
L’enjeu est de transformer l’activité forestière dans le département du Mbam-et-Kim en une industrie créatrice d’emplois décents et promouvant le développement local, soutient le représentant de WRI. Les appuis mis à disposition visent également à renforcer le dispositif de contrôle dans le département et au niveau national. Toutes choses qui passent par l’appui de l’administration, à travers l’identification des difficultés dans le contrôle forestier dans la localité, les problèmes d’équipements, d’effectifs…
De l’autre côté, le projet adresse les Objectifs de développement durable (ODD) souscrits par le Cameroun. Deux ODD sont concernés : l’ODD 8 pour veiller à ce que le secteur forestier contribue à créer des emplois décents, l’ODD 1 sur la lutte contre la pauvreté pour s’assurer que l’activité profite à un groupe de personnes ou à l’ensemble du département surtout dans les zones d’exploitation forestière. In fine, WRI pense à structurer une note de plaidoyer à utiliser à la fois au niveau des bailleurs de fonds pour mobiliser davantage des financements et des actions spécifiques pour renforcer la légalité et aussi créer de véritables industries forestières. Et d’autre part présenter au niveau de l’administration ce qu’il faut faire pour que le personnel affecté dans ce département puisse effectivement exercer son travail.